Il y a 3 ans le naufrage de Bechar. II- le procès
Après une enquête menée par la gendramerie nationale, vingt-deux personnes ce sont retrouvés dans le box des accusés du tribunal criminel, près la cour d'Alger, pour répondre de leur présumée responsabilité dans le naufrage du navire Béchar, avec à son bord 16 marins emportés par les vagues, au port d'Alger, durant la nuit du 13 novembre 2004, ainsi que l'échouage du vraquier le Batna, la même journée. La salle d'audience était bondée, notamment les familles des marins disparus, les amis et les collègues des accusés, dont huit, en l'occurrence les cadres dirigeants de la Cnan, sont en détention provisoire depuis plus d'une année.
La présidente du tribunal a appelé à la barre le premier accusé, l'ex-PDG de Cnan Groupe, A.K. «De par mon expérience dans la restructuration des entreprises, j'ai été appelé à revoir le fonctionnement et la gestion de la compagnie, devenue Cnan Groupe, avec ses huit filiales, dont six à l'étranger. Je n'ai ni l'expérience ni le profil de marin pour connaître les détails de la gestion de la flotte. Ma mission est de faire et de suivre la politique générale de l'entreprise. A mon arrivée, celle-ci était en situation de faillite. Trois résolutions ont été prises par le Conseil de participation de l'Etat. La première est la disparition de l'ancienne Cnan, après règlement de sa dette, puis la vente de l'ensemble des navires, soit 24, dans un délai de trois ans, et le renouvellement de la flotte», a-t-il déclaré.
L'ex- PDG de la Cnan est revenu sur le drame du 13 novembre 2004.
« C'est un syndicaliste, M.H. qui m'a informé par téléphone sur la situation du Béchar. Il était à Alger et voyait de loin comment le navire chavirait. Il était 17h30. Je suis descendu au port. Il y avait avec moi aussi l'inspecteur général, M. Benramdani et le directeur d'armement et technique, M. A.. J'ai appelé le ministre des Transports et le patron du port , M. F. La cellule de crise était déjà installée. Je suis resté à la capitainerie sur conseil de M.F. pour mieux suivre la situation des navires.» L'accusé a indiqué avoir appelé par VHF le commandant du Béchar, qui lui a demandé un hélicoptère. La juge lui a rappelé qu'à cette heure-ci, c'était la fin des appels de SOS.
«Qu'avez-vous fait entre 17h30 et 19h, à la fin des appels de secours ?», lui a-t-elle lancé.
A.K. lui a répondu : «Je ne savais pas ce qui se passait. J'apprenais au fur et à mesure de la crise.»
Une réponse qui a fait sortir la présidente de ses gonds. «J'ai ici des enregistrements audio de tous les appels du commandant du Béchar vers la capitainerie et l'un d'eux est très significatif. L'officier réclame les secours en disant que l'équipage va couler, et de la capitainerie on lui répond yarham oualdikoum attendez un peu.»
M .K. a déclaré que la décision de faire appel aux autorités espagnoles a été prise vers 20 h. Les hélicoptères de l'Algérie ne sont pas équipés pour les secours dans ce genre de conditions. Mais, a-t-il noté, la réponse du Centre de secours de Madrid est venue vers 23 h. Le navire Béchar avait déjà sombré et à son bord les 17 marins. L'appareil est arrivé à 4 h, le lendemain.
«Comment se fait-il que le bateau allemand qui avait un moteur à l'arrêt a été sauvé du naufrage et le Béchar non ?», lui a demandé la présidente. L'accusé n'a pas donné de réponse. «Je ne peux vous dire pourquoi. Personne ne nous a avisés sur le danger qui pesait sur ces navires.» Une réflexion qui a poussé la juge à faire rebondir la question de la gestion de la flotte. «Lorsque vous avez été désigné à la tête de la compagnie, vous n'avez pas été informé de la situation de sa flotte ?» M.K. a rappelé que le Béchar était en exploitation, mais son certificat de navigabilité était arrivé à terme. «Non pas parce qu'il n'était pas apte à naviguer mais pour subir une révision technique», a-t-il expliqué. Il devait être vendu à un armateur égyptien, a-t-il ajouté, avec lequel les négociations ont finalement échoué du fait du refus de ce dernier de refaire le certificat auprès d'un des deux bureaux d'expertise de la Cnan. «Etant donné que le prix de l'acier a flambé durant cette période, nous avions décidé de l'exploiter.»
La présidente a insisté beaucoup sur la responsabilité de l'accusé dans les actes de gestion de la flotte. «Ce sont des détails qui ne m'incombent pas. Moi je gère la politique de la compagnie», a-t-il lancé.
La magistrate lui a rétorqué : «Des détails qui ont coûté la vie à 16 personnes. Qui est donc responsable des bateaux, de la malvie et de la malnutrition des marins à bord des navires.
La réponse de l'accusé a été : «Je ne peux vous répondre. Si on m'avait dit que le Béchar était un danger public, j'aurais tout fait pour trouver une solution. » Réponse que la présidente n'a pas laissé passer. «Vous reconnaissez donc que le Béchar était un danger public.» L'accusé s'est ressaisi et a déclaré : «Je l'ai appris après la catastrophe.» A la question de savoir pourquoi seul le navire Béchar a coulé durant la tempête, l'ancien PDG a déclaré :«La réponse peut être donnée par les responsables de l'armement et du technique.»
Témoignage des deux rescapés
Le témoignage de
ces deux jeunes a ému la salle plongée dans un silence funèbre tant les récits étaient poignants.
Le premier, A. A. nettoyeur n’arrivait pas à retenir ses larmes, ni les tremblements
qui affectaient ses mains. «Nous étions 18 sur le navire Béchar la matinée du 13 novembre. Des rumeurs faisaient état de la
préparation du navire à manoeuvrer. Entre 15h et 16h, l’alarme a été donnée et nous sommes tous montés sur la passerelle et avons mis nos gilets de sauvetage parce que le navire allait heurter
les rochers. Il y a eu un choc très fort, mais les machines fonctionnaient. Subitement les contacts radio étaient coupés. Seul Z.( matelot) itouni avait un téléphone
portable et était en liaison avec l’extérieur. L'hélicopter de sauvetage
allait arriver, mais entre temps le bateau coulait. Nous voyions les remorqueurs s’approcher de nous puis repartir. Z. a été le premier à être pris par la vague. Il était encore en vie, il
luttait contre les eaux, mais nous ne pouvions rien faire. L’eau ne faisait que monter jusqu’à le noyer. Les vagues happaient les marins un à un jusqu’à ne laisser qu’un groupe de cinq.» A peine
le rescapé a-t-il commencé à citer les noms que les mères des défunts prises de sanglots ont provoqué une forte émotion dans la salle. La présidente a demandé à A.de poursuivre. «La dernière
vague était tellement forte qu’elle nous a projetés les cinq vers la mer. Je ne pouvais pas me laisser mourir, je suis croyant et je sais que c’est haram (péché). J’ai supporté, en me disant
qu’il ne fallait pas que je prenne l’eau. Les vagues m’ont poussé vers les rochers et je commençais à somnoler, ce qui était un signe de l’hypothermie. Je ne sais pas comment, je me suis ressaisi
et j’ai nagé jusqu’à Caroubier. J’ai escaladé les rochers, puis traversé l’autoroute pour rejoindre la station d’essence..»
R. B. deuxième rescapé ( Postal ). Il a révélé au tribunal qu’à 16 h, le commandant a
réuni tout le monde à la passerelle et était en train de lancer des SOS par la VHF. Il a affirmé avoir été projeté par la vague en dehors du bateau et n’a eu son salut que grâce à
Dieu.
Durant la matinée, le tribunal a entendu huit témoins qui ont plus ou moins apporté quelques réponses aux interrogations qui pèsent sur cette
grave tragédie.
L’ancien commandant du
Béchar, L. O.
Est revenu pour être interrogé par la défense, qui a voulu le déstabiliser dans le but de rendre son témoignage moins pesant sur le cours du procès. Il n’a cessé
d’affirmer que l’équipage désigné par l’armateur, en l’occurrence la Cnan, n’était pas qualifié pour faire face à une situation d’urgence. Il a également noté que la rade est le prolongement du
port et reste sous la responsabilité de la capitainerie. A la question de savoir qui est responsable du sauvetage, le témoin a répondu qu’il s’agit d’une opération à plusieurs intervenants. Avant
de quitter la salle, L. a tenu à informer le tribunal de l’agression et des menaces dont il aurait fait l’objet de la part de la famille d’un des accusés, en précisant que si l’incident se
reproduit, il sera obligé de déposer plainte.
le commandant du remorqueur "Sidi
Abderrahmane "
A expliqué être passé à bord de son navire entre le Batna et le Béchar à 14h30 en allant porter assistance au "Sitrader", un
bateau étranger. «Aucun des deux navires n’a manifesté son besoin d’assistance. Lorsque je suis rentré à 17h30 à la station, mon officier m’a appelé pour me parler
du SOS du Béchar. J’ai repris la mer, mais mon graisseur m’a appris que le chef mécanicien du remorqueur n’était pas à bord. Comme
le "Benboulaïd" était à côté, j’ai demandé à son chef mécanicien de venir. Il a sauté et il a perdu ses deux
jambes. Au lieu de continuer j’ai rebroussé chemin pour l’évacuer.» Vers 17h50 a-t-il poursuivi, le remorqueur est revenu sur le Béchar. "J’ai appelé la
capitainerie et je leur ai dit qu’il nous était impossible de continuer, les vagues étaient trop importantes. Il fallait des
hélicoptères pour sauver l’équipage que je voyais sur la passerelle".
Interrogé sur l’absence du chef mécanicien, le commandant a répondu que normalement, il ne devait pas quitter le navire tant qu’il est en marche. Il a aussi noté que les
remorqueurs n’étaient pas puissants pour aider le Béchar à sortir lorsque les vagues étaient fortes.
«Mais si le commandant avait formulé sa demande d’aide à 14h30, nous aurions pu le tirer de là, tout comme si l’hélicoptère était arrivé à temps, aurait pu sauver les marins.»
Le chef mécanicien du Béchar
A affirmé que deux groupes électrogènes sur les trois étaient fonctionnels. «Les rapports mensuels sur l’état du navire étaient remis aux responsables de la
compagnie. Nous préparions chaque semaine le navire en faisant marcher ses machines pour un éventuel départ vers le chantier de réparation. » Sur les conditions de vie, le mécanicien a
reconnu que dans les ports du monde entier existe une barge l’approvisionnement en vivres et en eau, ce qui n’est pas le cas en Algérie, où l’armateur dépend des navettes de
Naschco pour les remorqueurs. «Nous avions rationalisé l’eau et les vivres et nous utilisions l’eau des ballasts pour la cuisine. Le défunt libérait les marins
pour pouvoir gérer les provisions et éviter les tensions.»
L’officier du port d’Alger,
Qui exerce au bureau des mouvements des navires, a reconnu avoir reçu le bulletin spécial de la météo à
9h, durant la journée du 13 novembre qu’il a répercuté à tous les navires, afin que soit ils renforcent leurs amarres, soit ils quittent le port. «Les premiers ce sont le Béchar,
le Batna et le Benghazi, parce que cela fait longtemps qu’ils étaient en rade. La première demande nous est venue du Strader qui avait un moteur à l’arrêt, vers 16h le
Benghazi nous a appelés pour nous dire que le Béchar est en train de dériver vers lui. Je lui a demandé de s’éloigner, mais je n’ai pu prendre contact avec le
Béchar. Pourtant, à 17h, il y avait une bonne communication avec le commandant. Il m’a pas dit qu’il ne pouvait pas lever l’ancre et qu’il essayait de maintenir le bateau par les manoeuvres
de machine. Il m’a demandé un remorqueur. Il y avait à côté le"Ben Boulaïd" et le "Issers", mais ils sont revenus parce que
n’ayant pas le capacités de l’assister. Le "Sidi Abderrahmane", plus puissant, est parti à leur secours, mais en cours de route, le commandant du remorqueur m’appelle pour demander des ambulances vu l’accident qui a eu lieu. On est restés
en contact avec le Béchar jusqu’à 18h. A partir de là, le commandant du Béchar
ne demandait plus de remorqueurs, mais des hélicoptères. Il savait que c’était trop tard. J’ai appelé tous les responsables. J’attendais que ces derniers
m’annoncent quelque chose qui pourrait redonner espoir à
l’équipage».
Des propos qui ont poussé la présidente à lancer : «Je n’arrive toujours pas à
comprendre comment en 2006, un bateau puisse couler au nord d’Alger,
et à son bord tout un équipage.» Le témoin
lui a répondu : «Notre mission est d’aider et d’assister les navires à entrer et à sortir du port, et non pas à les sauver.» L’officier
aBéchar chavirer vers la jetée, mais reconnu avoir vu, de la capitainerie, le «nous pensions qu’il allait se ressaisir d’autant que le commandant n’a rien
signalé». La juge lui a alors demandé
: «Vous saviez que c’était dangereux ?» Le témoin n’a pas donné de réponse.
L’actuel PDG de la Cnan
A également fait état de la situation qui a laissé les navires en rade,
mais aussi des circonstances de la tragédie. Il a révélé que, ce jour-là, il était à bord du Millénium Express, de retour de Marseille, et est passé entre le Béchar et le Batna vers 15h, sans qu’aucune remarque ou incident ne soit
signalées. Pour lui, les machines fonctionnaient puisqu’il y avait de la fumée qui sortait des cheminées et les chaînes tendues. Ce n’est qu’à 17h qu’un de ses collègues l’a informé de la dérive
du Béchar vers la jetée. Il a expliqué que la procédure de vente des navires prenait beaucoup de temps, et que le port les a sommés de quitter l’enceinte pour se mettre au mouillage. Il
a déclaré au tribunal que les assurances se sont rétractées de payer l’armateur du fait des écrits parus sur les journaux et impliquant la compagnie dans le sinistre.
L’ex-directeur d’armement
A nié l'existence de mauvaises conditions de vie sur les navires, expliquant qu’à chaque fois, le commandant introduit une demande d’approvisionnement. «Il y a de tout,
du riz, de la viande, de l’espadon, de la crevette royale, des fromages, des yaourts… Ils ont tout, sauf si ces provisions partent ailleurs. Moi, j’ai des factures qui prouvent le
contraire», a-t-il lancé, devant les regards étonnés des marins. L’un d’eux a même fait la réflexion : «Les crevettes nous les pêchons à l’arrière du navire. »
Alger 16 mai 2006- Palais de justice Abane Ramdane-Tribunal criminel- Alger
Finalement, c’est aux environs de minuit que la cour prononce le verdict et, tel un coup de massue, il assomme les prévenus et leurs parents et amis. L’ex-numéro 1 du groupe
CNAN, A..K., le directeur de l’armement, A. M. O., le divisionnaire chargé de la maintenance des navires, I. K., l’inspecteur technique, Z. Sh et D. M., directeur des équipements sont condamnés,
chacun, à une peine de 15 ans de réclusion criminelle en bénéficiant, faut-il le souligner, des circonstances atténuantes.
Les trois autres accusés-détenus s’en sortent plutôt bien puisque le commandant de bord du vraquier Batna qui a échoué aux Sablettes, B. M. O., écopera de deux ans de prison fermes
et le chef-mécanicien, B. A., d’une année de prison ferme tandis que le second capitaine du Batna se verra tout simplement relaxer par la cour. Pour les quatorze prévenus non détenus, 11 d’entre
eux seront acquittés et trois seront condamnés à une année de prison avec sursis.
La présidente revient une dernière fois, après de courtes délibérations relatives au volet civil, et rend le second verdict concernant les indemnisations.
Chacune des veuves des disparus bénéficiera d’une indemnisation de 30 millions de centimes et chacun de leurs enfants aura droit à 10 millions de centimes. Les parents des
victimes-célibataires devraient de leur côté empocher 10 millions de centimes chacun tandis que les deux rescapés du naufrage bénéficieront, chacun, d’une somme de 15 millions de centimes au
titre des dommages subis.